EVGENIJA WASSILEW

Artiste en résidence de mi-février à mi-mai 2011.
Vit et travaille à Berlin.

« Partant de mes expériences subjectives au sein de la littérature, la musique et des sciences naturelles, j’observe et vérifie ce qui a conditionné ma culture. Entre le désir de comprendre et l’impossibilité de saisir une chose en son entier, je porte mon attention sur ce qui semble probable et insondable à la fois. Dans « Melos Amoris », titre d’un enregistrement sonore, le chant d’une baleine à bosse est rendu audible pour des souris domestiques, à l’aide d’un emploi de matériel de Bioacoustique. Les enregistrements sonores documentent les chants des cinq souris, leurs réactions envers le chant de la baleine. La « Sonate » est une installation dans laquelle on perçoit des grillons dans une enceinte de haut-parleurs en bois, interagissant, en stridulant, avec un morceau de musique. Les « Citations » sont des lectures de textes enregistrées dans des conditions souvent éprouvantes. Les situations font ainsi écho au contenu du livre. « La vie de Galilée » (Bertold Brecht) est récitée dans une boule catapultée dans l’air, à 120 Km/h (« et si, elle tourne ! »). Un fantasme sexuel d’Henry Miller (Tropic of Cancer) est lu sous une vague de salivation, due à de nombreux chewing-gums dans ma bouche… Ces expériences, soigneusement documentées, visent moins le résultat que le processus qu’elles ont mis en place. Impliquant le hasard, l’accident et l’imprévu, ce travail agit dans l’espace étroit qui sépare l’échec de la réussite »

 A Monflanquin

“En faisant des recherches autour de la mort tragique de Jean Baptiste Lully, mort suite à l’infection de son orteil qu’il frappa fort lors d’un concert dédié à la guérison du roi, j’ai découvert l’existence de Philidor L’Aisné. Philidor fut copiste et responsable de la retranscription des manuscrits à la cour du roi. Aujourd’hui, ces manuscrits sont conservés à la Bibliothèque Nationale de Versailles, à l’abri des regards et de la lumière, afin de conserver l’encre, le papier fragile, les traces. La numérisation effectuée par le département de conservation de la Bibliothèque a éclairci, 300 ans plus tard, la texture du manuscrit, la densité de l’encre, l’écriture gestuelle à la plume d’antan. C’est en regardant de plus près, que j’aperçois des ombres. À côté de ce qui est voulu, dirigé, noté, l’encre s’est émancipée pour faire tache. Taches grotesques rappelant le cheminement de la plume dans l’air, taches d’appui de la plume sur le papier buveur, ombres recto verso, traces d’erreurs finement grattées et diluées à l’acide citrique, probablement. Les taches de Philidor constituent, malgré eux, une partition possible, qui rend audible, tangible, ce qui se trouve caché à l’intérieur du papier. Issus du manuscrit de la tragédie lyrique de « Psyché » – rappelant, en clin d’œil, que l’écriture a une âme, le papier un certain esprit – ces accidents d’écriture sont sonorisés à l’aide d’un instrument construit à cet effet.”

Evgenija WASSILEW

 Antiphony, Evgenija Wassilew

En 1687, lors d’une répétition de son Te Deum, Jean-Baptiste Lully s’emporte et frappe incidemment son gros orteil droit de son imposant bâton de direction. Refusant une opération qui lui ferait perdre un membre essentiel à l’accomplissement de son métier, ce pied qui lui sert aussi à danser, Lully meurt quelque temps plus

tard d’une infection généralisée.

Intriguée d’abord par la lourdeur et la monumentalité du bâton de direction, ancêtre de la baguette de chef d’orchestre, puis par le caractère tragico-comique de la mort d’un des plus grands compositeurs baroques, Evgenija Wassilew part en quête de la partition fautive. Elle en découvre une copie originale à la Bibliothèque municipale de Versailles dans le riche fonds Philidor (1).

Reproduites à la main au moment de leur création, les partitions ne sont pas des objets parfaits ; elles gardent trace des accidents de travail du copiste (taches d’encre, grattages pour effacer les erreurs…) et du passage du temps. Aujourd’hui, ce fonds est donné à voir et à lire sous la forme de copies digitalisées, en accès libre

sur le site de la Bibliothèque. Analysant la facture de ces copies de copies, réalisées entre 2003 et 2005, Evgenija Wassilew note : « 300 ans plus tard, lors de la digitalisation du document, la lumière du scan enregistre non seulement l’écriture visible, mais aussi des traces d’encre ayant pénétré le papier. Accidents

d’écriture, erreurs effacées, taches d’encres recto-verso – la texture du papier dévoile une partition aléatoire, composée par la plume hâtive du copiste et la nature buveuse du papier. »

Elle souligne aussi l’intervention des copistes contemporains dans ces documents consultables en ligne : afin de faciliter la lecture des partitions, ils augmentent notamment le contraste des noirs et des blancs.

Une partition échappe cependant à cette intervention secondaire, celle de l’opéra Psyché de Lully. Ses scans mis en ligne – particulièrement ceux de son Prologue – ont en effet gardé le gris de la première digitalisation. Accident dans le processus habituel de numérisation2, Psyché rejoue ainsi les « erreurs » des copistes du

XVIème siècle. Toutefois, si Evgenija Wassilew choisit finalement de travailler sur cette partition, ce n’est pas tant parce que celle-ci révélerait les failles d’un système. Derrière ces partitions grises, c’est l’accès à la « vraie » nature des copies qui lui importe, et cette vie physique que nous tentons désespérément de cacher, obnubilés par un rêve de perfection technique. En portant à la lumière ces petits ratages ou ajouts des partitions, Evgenija Wassilew nourrit un pan de la création contemporaine marqué par la déhiérarchisassion des données et la réintégration des bruits et des erreurs. A l’aune d’une humanité fondamentalement fragile et mue tout autant par ses erreurs et ses faiblesses que par un objectif d’absolu, ces œuvres tentent l’imperfection.

A Monflanquin, Evgenija Wassilew tisse les éléments visuels et sonores d’un paysage articulé autour de ces copies du Prologue du Psyché de Lully. Elle commence par transformer les fichiers numériques sources en noircissant les taches et blanchissant les notes, « comme dans une radiographie ». S’opère ainsi un processus inverse de celui des copistes contemporains, élaguant ce qui brouille la lecture des partitions originelles. Dans

une certaine mesure, l’artiste revient sur les scans comme une scientifique traiterait un palimpseste, tentant de faire resurgir un document antérieur, effacé par une nouvelle couche de savoir. Pour rendre lisible le passage d’une première partition à l’autre, Evgenija Wassilew se saisit de l’outil de diaporama numérique : elle

donne à voir une déambulation visuelle dans les vingt-trois pages du Prologue, avec pour chaque page un fondu entre la version première et la seconde. Le contraste entre l’assombrissement de certains

éléments et la mise au blanc d’autres perturbe les logiques perceptives : assiste-t-on à la mise au noir de la partition, ou à  sa mise en lumière ?

Camille de Singly

1 Ce fonds est composé de partitions copiées à la main par André Danican  Philidor (1747-1730), compositeur et copiste officiel de Louis XIV, et la

cinquantaine de personnes qui œuvrent sous ses ordres.

2 À l’ère de la numérisation massive de notre patrimoine, enjeu sociétal essentiel depuis une dizaine d’années.

3 A partir de ces nouvelles partitions qu’elle imprime et décalque, l’artiste réécrit à la main ce qu’elle a rendu visible sur du papier très légèrement translucide. Ces « faux parchemins » deviennent de nouvelles copies originales du Prologue, métamorphosées en « partitions de bruitage ». La question de l’interprétation, soulevée par cette relecture opérée par l’artiste, est doublement interrogée puisqu’Evgenija Wassilew demande aussi à un musicien d’en proposer une traduction sonore, à partir d’une batterie qu’elle construit elle-même. C’est un étrange instrument, doté de coffres en médium de 3 mm d’épaisseur, et de membranes découpées dans un papier d’imprimerie de 140g. Cette batterie « fait main » joue sur le factice et la duplication, instrument de décor dans ses matériaux mais fonctionnant réellement. Les baguettes sont sculptées par l’artiste dans de grands tasseaux, bois de construction aussi peu noble que celui des coffres, mais dont elle dessine patiemment les olives.

Dans l’exposition   la batterie est mise en scène et en espace. Ses éléments ne sont pas fixés, sculpture en devenir, décor en attente. L’interprétation du musicien, enregistrée, est respatialisée. Le spectateur peut alors naviguer entre les sons et les objets, et contribuer, par sa chorégraphie compréhensive, àétablir une traduction contemporaine de la danse baroque qui anima Lully. En intitulant son œuvre Antiphony, Evgenija Wassilew fait aussi resurgir une forme musicale ancienne peu connue, celle de l’antiphonia latine3 ; derrière la traduction littérale de « contreson», renaît donc la forme d’un chœur à deux voix séparées par 350 années.

3 « Deux demi-chœurs (ou deux solistes) chantent alternativement une suite  de versets mélodiquement identiques (alternance simple ; forme psalmodique AA répétée). » (Encyclopédie Universalis en ligne).

Edition réalisée dans le cadre de la résidence à Pollen

– Epuisée –