« R for Real » de Emanuel LICHA

 

En réponse à un appel à projet initié par le Conseil Régional d’Aquitaine, l’association POLLEN / artistes en résidence à Monflanquin et l’association Zebra 3 se sont associées pour sélectionner, accueillir en Aquitaine et exposer un artiste québécois à l’occasion du 400ème anniversaire de la fondation de la ville de Québec.

Cette résidence a été attribuée, après sélection, à Emanuel LICHA.
Elle s’est déroulée en deux temps : une période de création du 15 juin au 31 août 2008 pendant laquelle l’artiste a été accueilli par l’association POLLEN à Monflanquin, et une période de diffusion au mois de septembre 2008, pendant laquelle l’artiste a été reçu par l’association Zébra3 à Bordeaux et son travail diffusé sur le territoire aquitain.

Emanuel LICHA

Né en 1971 à Montréal. Vit et travaille à Paris et Montréal

R for Real Le CNEFG (Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier en Dordogne) a créé un décor urbain dressé en pleine campagne pour les besoins d’entraînement à la guerilla urbaine. Cette « scénographie » ambitieuse est un exemple très significatif de la superposition d’une certaine forme de fiction suivant le réel d’aussi près que possible. La gendarmerie est confrontée à un problème bien réel – les violences urbaines – et elle s’y prépare dans un lieu fictionnel. Le projet R for Real d’Emanuel LICHA rend indistincte la limite entre cette fiction et la réalité. Au CNEFG les gendarmes jouent leur propre rôle (sauf pour ceux qui, le temps du jeu, prennent le rôle des émeutiers), et tout le déroulement de l’exercice est totalement maîtrisé, contrairement à une émeute réelle qui peut déraper à tout moment. Pourtant tout y semble vrai : les façades d’immeubles, les voitures qui brûlent, les jets de projectiles, le gaz lacrymogène, les provocations des émeutiers, les charges des gendarmes, les arrestations… Sauf qu’à un moment donné, un signal annonce la fin, et il est clair que tout ça n’était qu’un jeu. R for Real est un triptyque vidéo proposé dans un parcours de trois projections que le spectateur découvre successivement. La première séquence montre le site à partir de plans lents sur des détails de son architecture. Ici, aucun indice ne permet de comprendre qu’il s’agit d’un décor. Dans la deuxième séquence, on reconnaît le même lieu mais cette fois en proie à une grande agitation : une émeute urbaine est en cours et des images nerveuses montrent les affrontements entre gendarmes et émeutiers. Tout y semble très réel. Puis la troisième séquence révèle le dispositif : en partant d’images de faux émeutiers en attente de l’action, la caméra opère un zoom inversé permettant ainsi de révéler la campagne environnante et les limites de ce décor urbain. Dans les première et deuxième séquences on remarquera la présence discrète d’un personnage vêtu d’une chemisette rose du type de celles que portent les vacanciers. On y reconnaîtra la marque de War Tourist, ce personnage créé en 2004 par Emanuel LICHA, qui parcourt le monde pour visiter les villes ayant connu récemment une guerre ou une catastrophe. Il s’y rend une fois le calme revenu et il y engage un guide touristique pour effectuer une visite des zones les plus touchées. War Tourist est celui qui va voir de près la destruction, le chaos, et la douleur des autres, à la recherche de sensations toujours plus grandes pour apaiser sa soif d’images fortes, mais tout en voulant rester en sécurité. Le CNEFG qui lui propose ce lot d’images fortes, dans l’environnement contrôlé du jeu et de la mise en scène, ne pouvait que l’attirer.

La répétition générale

Pour les Stoïciens, ainsi que pour la plupart des anciens Grecs, le monde tel que nous l’habitons connaît des cycles où un embrasement final de l’univers, l’ekpyrosis, est suivi d’une reconstitution. Le monde se détruit et se régénère et re-surgit, le même… à quelques détails près. Ainsi y aura-t-il dans le monde 2 un Socrate et une coupe de ciguë, mais Socrate aura peut-être un bouton sur le nez et sera moins chauve, quant à la ciguë, aura-t-elle le même goût ?<br<
Cette conception, dont la racine est cependant antique, a beaucoup de mal à se faire entendre aujourd’hui ; il nous est toujours difficile d’admettre que notre monde habité n’est pas l’unique, et surtout qu’il y a réciprocité entre toutes les contreparties et non pas priorité chronologique et ontologique de l’une sur les autres. Dans un monde X l’individu Y que je considère comme ma contrepartie est en train de considérer lui aussi que je suis sa contrepartie, et ceci peut se répéter à l’infini. Pour les ego que nous sommes, il est vrai, la perspective n’est guère réjouissante, et même vraiment repoussante. Pourtant, même en dehors d’internet et des jeux en ligne où fleurissent les avatars – sortes de contreparties volontairement assumées par les joueurs évoluant à l’intérieur de mondes infiniment « répétables » – il existe des situations dites « réelles » où se manifeste très nettement la pluralité des univers existant au même moment. Il s’agit de situations de « jeux » dont l’art de la répétition est le moteur. Généralement nous y voyons artifice et fantaisie, comme une parenthèse vite refermée sur la vie ordinaire. ALEX. – Toi tu serais les gendarmes. BEN. – Je n’aime pas être les gendarmes. ALEX. – Tu serais les voleurs plus tard. Dans ce court dialogue enfantin le « tu » qui « serais » est bien le « tu » qui est là devant moi, mais dont le conditionnel va changer le mode de présence : avec le conditionnel il sera en-tant qu’autre dans un monde qui sera lui-même autre. Mode de l’espoir, du vœu, de la crainte et du possible, le conditionnel n’entraîne pas l’affirmation de faits, mais pose l’existence de contrefactuels (« Si tu avais un vélo tu ne serais pas venu à pied. » Le « si » entraîne un contrefait : avoir un vélo alors qu’on n’en a pas). On pourrait bien supposer qu’une grande partie de notre vie d’humain se passe au conditionne, que nous « serions » plus souvent que nous ne sommes. Car il s’agit le plus souvent pour nous, et bien plus loin que le jeu de rôles, d’être-en-tant-que (par exemple d’être-en-tant-que gendarme dans le jeu de gendarme et voleur). Le monde des qua Qua est la traduction latine de cet « en-tant-que ». Le terme latin est plus facile à manier dans la langue et il a un petit air étrange de science-fictions qui flirte avec les mondes possibles. Le monde des qua est l’ensemble de ces mondes répétés où je, nous, vous, Ben 2, 3, 4… ou Alex sont des en-tant-que. Ainsi le monde que forment les différents acteurs d’un jeu comme celui de Ben et Alex, « Gendarmes et Voleurs » ou celui que montre Emanuel Licha, « Gendarmes et Emeutiers » est bien un monde de qua. Cependant la question se pose pour ces qua de savoir qui ils sont quand ils ne sont pas en-tant-que (gendarmes, voleurs). C’est un dispositif spécifique de régulation, le dispositif du jeu, qui répond à cette question. La mise en jeu et l’arrêt de jeu ouvrent et ferment l’espace des qua. Ainsi le coup d’arrêt fait-il revenir les qua à leur place antérieure, avant que commence le jeu. Quand le jeu est fini (« On arrête. »), Ben et Alex ne sont plus gendarmes ni voleurs. A un signal donné, le décor qui se donne comme banlieue et où se déroule le combat entre gendarmes et émeutiers n’est plus en-tant-que banlieue, mais seulement décor de plâtres et de ruines. Emeutiers et gendarmes rentrent à la caserne bras dessus, bras dessous. Nous sommes de retour au monde dit « réel » qui a vacillé le temps d’un jeu. Une seule question reste alors, et d’importance qui donne le signal du commencement et de la fin ? Quelqu’un reste-t-il en dehors de l’action ? Et si c’est un dispositif machinal, automate, quelqu’un le met-il en marche ? Pour tout dire : existe-t-il des êtres qui ne seraient pas des qua mais des êtres originaux à la source des en-tant-que ? Où est le réel dans la répétition générale de la guérilla urbaine, sinon dans le fait même que c’est la répétition d’un événement en-tant-qu’il-n’a-pas-lieu ? Et le témoin en chemise rose qui filme et photographie les traces du monde évanescent des qua serait alors lui aussi un qua, un X en-tant-au témoin. Anne Cauquelin </br<